mardi 23 octobre 2012

Peut-on anticiper une crise alimentaire?

Statistiques, réseaux satellites, calendriers agricoles... Autant d'outils dont disposent, aujourd'hui, les humanitaires pour prévoir les crises alimentaires.




"Aucune pénurie alimentaire ne tombe du ciel. Au contraire, elles mettent des mois à s'installer". Tel est le constat que dresse Sylvie Brunel*, géographe, économiste et spécialiste des questions de développement. Alors que 13 millions de personnes souffrent, selon les chiffres officiels, de la famine dans la Corne de l'Afrique, des milliers de vie auraient pu être épargnées d'après les acteurs de l'aide.

En effet, dès le mois d'octobre 2010, les ONG ont commencé à envoyer des signaux d'alerte, en raison de mauvaises saisons des pluies consécutives et ont anticipé le risque de sécheresse qui allait frapper la région quelques mois plus tard. Or, malgré les appels récurrents des ONG et de l'ONU, les gouvernements, mais également les médias, ont tardé à réagir et ont préféré ignorer les signes annonciateurs. 

Les indicateurs

Actuellement, grâce à de nombreux indicateurs, les organisations humanitaires ont la capacité de prévoir une crise alimentaire et d'anticiper les risques de précipitations et de sécheresse. Des réseaux satellites et des études statistiques auscultent constamment les zones à risques. Tous les domaines d'activités sont passés au crible, que ce soit dans la microfinance, la nutrition ou la scolarisation, et ce à tous les échelons du territoire (province, région ou pays).

Au-delà des causes "naturelles", les famines trouvent aussi leur origine dans des facteurs politiques et économiques. Selon la situation sociale et les antécédents de la région, l'impact des crises différe. "Les pays qui connaissent une défaillance de leur gouvernance nationale et une insécurité constante comme en République démocratique du Congo ou en Somalie sont plus vulnérables. Ceux qui disposent d'une démocratie et mènent une politique de lutte contre les famines sont, eux, moins exposés aux crises alimentaires majeures",  analyse Sylvie Brunel.

Les acteurs de l'aide mènent plusieurs actions pour surveiller ces crises: mesure des précipitations, surveillance de la spéculation sur les prix des denrées alimentaires et des mouvements de population, attention à la vente des bétails ou encore à la malnutrition des enfants et la disponibilité des pâturages. "Les conséquences des accidents climatiques sont déterminées par l'essor de la production et des méthodes employées par les agriculteurs. Il est donc primordial de mettre en place une politique de stocks, de régulation et de bien rémunérer les agriculteurs, précise Sylvie Brunel. De plus, les pays qui dépendent majoritairement de l'import subissent la volatilité des prix de plein fouet".
  
Les outils

Pour mener à bien cette veille de la sécurité alimentaire, partie intégrante des programmes d'intervention des ONG, plusieurs outils et méthodes de prévisions des risques ont été mis en place. 
Les humanitaires étudient principalement le "panier de la ménagère" constitué de produits définis, en collaboration étroite avec les autorités locales. "Care a installé sur les places des marchés des tableaux mentionnant les cours des principales denrées de bases, comme le manioc, explique Philippe Lévêque, directeur général de Care France. Régulièrement, les équipes passent dans les villages pour surveiller la volatilité des prix et surveiller également les ventes de bétail". D'un point de vue économique, des fermetures d'usines ont également un impact sur les crises alimentaires.

Les ONG évaluent également les variations climatiques à partir des calendriers agricoles et des pluviomètres installés par les mairies ou encore des bâtons pour mesurer les montées des eaux. "On a la possibilité de travailler avec des centres de recherche climatique, notamment dans les zones pastorales. En croisant les données sur les pâturages et les mouvements de population, des cartographies sont réalisées", commente Hélène Deret, "référente sécurité alimentaire et moyens d'existence" à Action contre la faim. Grâce à ces mappings précis, la qualité des récoltes, les périodes de semence et les saisons de pluies deviennent prévisibles. Pour Hélène Deret, ces indicateurs présentent toutefois des limites. "Malgré une production céréalière excédentaire, des conditions politiques et économiques peuvent empêcher la population d' y accéder. Il existera donc un risque d'insécurité alimentaire", juge cette responsable d'ACF.

Evidemment, les catastrophes naturelles ne peuvent pas toujours être anticipées. Pour cela, les ONG, comme Action contre la faim, mettent en place des programmes de gestion des risques et des désastres.

Les instances

Ces indicateurs de surveillance sont réunis au sein des systèmes d'alerte précoce à l'échelle nationale et internationale. Les autorités locales assurent le premier rôle et sont responsables de l'ensemble de ces mécanismes. En cas d'absence de gouvernement ou de politique d'aide, les ONG interviennent directement.

Dans tous les cas, les communautés locales demeurent leurs premiers partenaires. "A Mogadiscio et dans le reste de la Somalie, des comités de sécheresse se sont mis en place dans chaque village ou communauté dans le but de faire remonter les informations", raconte Lucie Grosjean d'Action contre la faim.

A l'échelon international, les ONG partagent leurs informations grâce à un système mis en place par les agences des Nations Unies, la FAO ou le Programme Alimentaire Mondial (PAM). Par exemple, Fews Net, créé en 1992 dans la Corne de l'Afrique, a pour mission de collecter des informations dans tous les secteurs de la sécurité alimentaire.

Enfin, "sur chacune des crises, il existe une coordination internationale collaborant avec les pays du Sud. Ce sont les plateformes de l'ONU, les clusters. Ces derniers réunissent par branche d'activités (santé, nutrition, accès à l'eau) les différents acteurs présents sur le terrain", commente Philippe Lévêque. En France, des rencontres sont organisées régulièrement avec le ministère des Affaires étrangères pour envisager des réponses aux crises.

Les limites

Malgré l'efficacité de ces indicateurs, le travail de prévention présente des lacunes et les acteurs concernés peinent à réagir. "Ce qui fait une catastrophe, c'est la faute des humains. Les conséquences ne sont pas naturelles même s'il s'agit d'un cyclone", déplore Philippe Lévêque. Les atermoiements de la communauté internationale face aux situations de crise, notamment pour des problèmes de fonds, mettent en péril l'intervention en amont des ONG, comme dans la Corne de l'Afrique.

Pourtant des mesures de correction sont envisageables. Les humanitaires peuvent par exemple constituer des stocks de céréales, créer de nouvelles richesses grâce à des programmes du type "travail contre nourriture" et améliorer les systèmes sociaux de protection. "Un dollar investi dans la prévention équivaut à 7 dollars économisés après la crise, estime Lucile Grosjean. Mais il reste difficile de convaincre les investisseurs de la potentialité d'une crise"

Grâce à ce système de surveillance, Action contre la faim a ainsi lancé une alerte pour l'Afghanistan, qui devrait subir pendant la période hivernale les effets de ses récoltes insuffisantes. Ce n'est pas le seul pays à présenter des dangers dans sa sécurité alimentaire. Les pays du monde arabe qui rencontrent des difficultés économiques après leur révolution pourraient faire face, à leur tour, à des "émeutes de la faim", selon l'ONG. Le Pakistan, le Yémen, Djibouti, la Côte d'Ivoire, le Niger et le Mali attirent également l'attention des humanitaires.