dimanche 30 septembre 2012

Le scandale des prisons bouleverse la Géorgie

En pleine campagne législative, la Géorgie est ébranlée par la diffusion de vidéos montrant des geôliers battre, humilier et même violer des prisonniers.

Si la prison de Gldani était une boutique, on parlerait d'une vitrine attrayante. Un hall moderne accueille les visiteurs, arrivés en minibus jusqu'à ce faubourg lointain de Tbilissi, entouré de dunes rocailleuses. Un jardin d'enfants a été construit pour occuper les petits avant le parloir.

Capture écran d'une vidéo YouTube.
Mais cette impression favorable est trompeuse. L'établissement pénitentiaire, épicentre de la politique géorgienne depuis plus d'une semaine, a été le théâtre de violences systématiques, ces dernières années, exercées par les gardiens sur les détenus, dans une totale impunité.
Des violences dénoncées régulièrement par les défenseurs des droits de l'homme, mais sur lesquelles, pour la première fois, sont publiées des preuves accablantes. Le 18 septembre, à moins de deux semaines des élections législatives du 1er octobre, des vidéos amateurs à la provenance mystérieuse ont montré les maltraitances, et bouleversé le pays.
Une vingtaine de mères de détenus se relayent devant la prison de Gldani, près de Tbilissi, pour protester contre les violences.
Depuis que le scandale a éclaté, Maïa Gourgadze et une vingtaine de mères de détenus se relayent nuit et jour devant la prison. Il y a six mois, le fils de cette ex-militaire de 47 ans a été condamné à quatre ans de détention pour usage de drogue. "On ne savait pas que de telles horreurs avaient lieu, dit-elle, les mains jointes. On n'est pas en démocratie, mais en tyrannie ! A chaque minute, j'attends qu'on m'annonce sa mort."
LA MINISTRE CHARGÉE DU SYSTÈME PÉNITENTIAIRE A DÉMISSIONNÉ
Maïa Gourgadze a eu des échos des changements dans le système carcéral intervenus ces derniers jours. "Mon fils m'a dit que c'était devenu le paradis ! Les violences ont cessé. Ils ont le droit d'ouvrir les fenêtres. Certains ont reçu des matelas. Mais ce n'est que jusqu'aux élections !"
Ce pessimisme s'explique par l'ampleur du choc. Ce trou noir carcéral porte atteinte au "modèle géorgien" que le président Mikheïl Saakachvili promeut dans l'espace postsoviétique.
Des étudiants forment une chaîne humaine devant le ministère de la justice géorgien, à Tbilissi, le 26 septembre.
La diffusion des vidéos a contraint le pouvoir à réagir en plusieurs temps, entre contrition et dénonciation d'un complot. Une douzaine d'employés de la prison de Gldani, dont le directeur et son adjoint, ont été arrêtés. La ministre chargée du système pénitentiaire a dû démissionner. Cela n'est pas suffisant pour la coalition de l'opposition, le Rêve géorgien, et pour les manifestants descendus dans la rue.
Parmi eux, des centaines d'étudiants de l'université de Tbilissi, ville plutôt hostile au chef de l'Etat, qui ont à nouveau défilé, mercredi 26 septembre. Ils ont déjà obtenu la tête du ministre de l'intérieur, Bacho Akhalaïa, ancien responsable desprisons entre 2005 et 2008 et proche du président. "Les gens qui torturent sont anormaux, explique au Monde le milliardaire Bidzina Ivanichvili, à la tête du Rêve géorgien. Mais c'est M. Saakachvili qui a rassemblé cette équipe et planifié idéologiquement tout cela, pour intimider les citoyens."
"CETTE AFFAIRE NOUS A MORALEMENT ATTEINTS"
Face à cette crise majeure, la plus grave depuis la guerre contre la Russie en août 2008, le régime a promu de nouveaux visages. La ministre de l'intérieur est dorénavant Eka Zgouladzé, une jeune femme réfléchie et posée, jusqu'alors vice-ministre. Elle est aussi l'épouse de Raphaël Glucksmann, fils du philosophe français André Glucksmann et conseiller politique du président Saakachvili.
Dans le palais de verre du ministère, Eka Zgouladzé ne se dérobe pas. "Personne ne peut faire l'idiot et prétendre qu'il s'agissait de cas isolés. C'était un problème systémique, qui s'est développé au sein d'une communauté très fermée, se protégeant."
Des étudiants de l'université d'Etat Ilia Chavchavadze se préparent à manifester dans les rues de Tbilissi, le 26 septembre.
Le secrétaire du Conseil national de sécurité, Giga Bokeria, un des fidèles du président, est sur la même ligne : "Cette affaire nous a moralement atteints. Nous avons échoué avec le système pénitentiaire. Notre erreur a été de considérer la prison comme une priorité inférieure à d'autres."
Cette communauté de gardiens qu'il faut policer est à présent sous l'autorité de Guiorgui Tougouchi, le plus inattendu des promus. Avant le scandale, il était le Défenseur des droits, dénonçant en vain dans ses rapports le "système d'impunité" qui règne en prison. "La plupart des violences étaient liées à la volonté de soumettre les prisonniers à l'administration, dit-il. Les nouveaux arrivants, par exemple, passaient entre deux colonnes de gardes et se faisaient tabasser."
"ON VA ÉCARTER LA PLUPART DES GARDES"
Dans son nouveau bureau aux étagères vides, M. Tougouchi est suspendu au téléphone. Le nouveau ministre chargé du système pénitentiaire licencie à tours de bras. "J'ai renvoyé plus de cent personnes en deux jours. On va écarter la plupart des gardes. Seuls ceux vraiment fiables resteront."
Le président Saakachvili lui a promis toute latitude pour agir et lui a accordé une rallonge budgétaire. L'ancien militant des droits de l'homme veut conduire la même révolution dans le milieu pénitentiaire que celle dans la police, reformatée pourrompre avec la corruption. Cette fois, des psychologues seront sollicités dans le recrutement.
Des étudiants manifestent devant leur université à Tbilissi, le 26 septembre. 
Tout en assumant leurs responsabilités, les officiels géorgiens ont en tête le schéma d'un complot, fomenté par l'équipe de Bidzina Ivanichvili. Ils soupçonnent un prisonnier de Gldani, ancien policier corrompu et père d'un candidat du Rêve géorgien, qui aurait incité des gardiens à filmer les violences, contre rémunération.
Selon le régime, le milliardaire disposait de certaines vidéos depuis un an et comptait attendre la fin de la campagne électorale pour les exploiter, telle une balle en or dans son barillet. Certains conseillers affirment même que la vidéo la plus choquante, où un prisonnier se fait sodomiser avec le bout d'une matraque, était mise en scène. Mais ils évitent d'évoquer ce point publiquement, pour ne pasdonner le sentiment de nier l'ampleur du problème carcéral.